Comme nous l’avons vu dans mon article précédent, quand Didon et Énée fut présenté à l’école de Priest en 1689, on le décrivait comme un opéra, tout comme le Venus et Adonis de Blow à Chelsea cinq ans auparavant. Mais le titre d’origine masque attribué à l’œuvre de Blow est plus pertinent selon les définitions de l’époque. Un masque était un divertissement pour la Cour entièrement mis en musique, avec un prologue adressé au monarque, beaucoup de danse, quelques scènes de grotesque (« l’anti-masque ») et si possible une participation de la noblesse. Venus et Adonis est conforme à cette définition, dans le personnage de Mary Davies, une des nombreuses maîtresses (dans le monde du théâtre) du roi, dans le rôle de Venus (il est possible qu’elle ait aussi tout organisé), avec leur fille naturelle, alors âgée de 10 ans et connue sous le nom de Lady Mary Tudor, qui chantait Cupidon.
Si Venus est un masque, Didon doit l’être également – peut-être même avec plus de raison, car la partie “anti-masque” (les sorcières) est beaucoup plus développée, et le Prologue (pour lequel il ne reste pas de musique) est plus proche du genre panégyrique habituel. Il y eut peut-être une participation de la noblesse, car les caractéristiques vocales des deux masques sont identiques – Venus est une soprane dramatique comme Didon, Adonis un ténor grave, tout comme Énée, et Cupidon une sorte de soubrette, comme Belinda. Dans la distribution aussi donc, Didon et Énée était probablement inspiré par Venus et Adonis. C’était peut-être même une suite, également organisé par Mary Davies.
Mais dans l’Angleterre du XVIIe siècle, aucun des deux n’était un opéra. D’abord ils sont beaucoup trop courts – et c’est certainement la raison pour laquelle ils n’étaient jamais donnés seuls en public. (Les circonstances modestes d’un spectacle d’école ont peut-être permis l’usage du terme plus prestigieux d’« opéra »). Et ils étaient entièrement mis en musique. L’opéra anglais de l’époque, mis en évidence chez Dryden et d’autres, comprenait un dialogue parlé, à la manière de La Flûte Enchantée.
Mais on a entendu Didon et Énée sur la scène publique. En 1700, l’Actor’s Company, qui s’était scindée de l’ancienne United Company et qui battait un peu de l’aile, cherchait désespérément une belle musique pour contrebalancer le succès des œuvres dramatiques de Purcell données par l’autre compagnie, mais dont les partitions leur étaient inaccessibles. Puisque Didon et Énée était bien trop court pour remplir une soirée entière, le dramaturge Charles Gildon a décidé de la présenter sous forme d’une série d’interludes entre les actes de sa version fortement révisée de la pièce de Shakespeare Mesure pour Mesure.
Il n’était pas rare d’inclure des interludes comiques ou musicales dans une pièce respectable ; c’était même très en vogue à Londres à l’époque. On cherchait des prétextes pour ajouter la musique (en général pour le divertissement ou le repos d’un des personnages) mais le succès dépendait surtout du choix des interludes qui devaient renforcer l’intrigue de la pièce et donner un aperçu des personnages. Pour Didon, les « divertissements » sont tous adressés au traître Angelo, qui cherche à déflorer la vertueuse Isabella. Quand la scène de chasse est interrompue par le tonnerre, Angelo fait la comparaison avec son idée de posséder Isabella : « Et quand, ma Didon, j’aurai possédé tes charmes, je te repousserai, blasé, Pour ne plus penser à toutes tes infortunes qui m’apaisent. » Plus tard, la mort de Didon est suivie d’une scène dans laquelle Isabella refuse de céder, même en contrepartie de la vie de son frère. Il semble évident qu’en 1700 Didon fut considérée comme femme vertueuse, et Énée une crapule et un goujat, et cette interprétation a inspiré notre propre approche de l’histoire.
Ainsi transformé, Mesure pour Mesure fut une réussite, et fut rejoué quelques années plus tard. La grande contribution à cette réussite de la musique que Purcell a composée pour Didon est confirmée par son utilisation en tant qu’interludes dans d’autres pièces en 1704 et dans d’autres reprises en 1706. C’était très probablement en cette année qu’on l’a dépouillé de la musique qui manque à présent – le Prologue entier (qui avait été transformé en cérémonie finale en 1700 et qui fut ensuite remplacé par des « danses écossaises ») et, peut-être par erreur, le chœur après le monologue d’Énée à la fin de l’Acte II.
Les seules sources musicales pour Didon et Énée datent de la deuxième moitié du XVIIIe siècle, et gardent la version de 1704, loin de celle créée à la Cour de Charles II. Il est donc plutôt miraculeux que nous ayons une version presque complète, même si le Prologue est perdu. Nous n’avons pas cherché à le remplacer : Purcell maîtrisait tellement la mise en musique de textes anglais que les deux sont inextricablement liés, donc très difficiles à adapter. Néanmoins, nous avons trouvé de la musique, principalement de ses premières œuvres, pour le chœur manquant (que j’ai adapté en duo) et pour plusieurs danses indispensables.
Didon et Énée a quelque chose pour tout le monde. Ici nous tentons une nouvelle façon de camper les personnages, mais nous gardons la musique ancienne, ainsi que la prononciation à l’ancienne. Je vous souhaite un bon concert !
G O’R
Lire le Chapitre 4 : Le Quand et le Pourquoi