« UN OPERA interprété par des jeunes filles du pensionnat de M Josias Priest à Chelsey. Les paroles sont de M. Nat. Tate. La musique est composée par M. Henry Purcell. »
Ceci est le titre du seul libretto dont nous disposons. Dans un épilogue écrit pour cette représentation les jeunes filles sont décrites comme « protestantes et bonnes sœurs anglaises … intouchées par les temps changeants ». Ce qui nous amène à 1689, peu de temps après « La Glorieuse Révolution » de 1688 qui avait chassé le roi très catholique James II pour le remplacer par sa fille Mary II et son mari très protestant William d’Orange. Il était longtemps supposé que ce fût la première représentation de Didon, malgré l’incongruité du fait que le meilleur compositeur de toute l’Angleterre sort son meilleur jeu pour une école de jeunes filles, même si le directeur était un personnage connu dans les cercles artistiques à Londres (Priest était Professeur de Danse à la Cour et pour la seule compagnie de théâtre qui existait à l’époque).
La seule œuvre de musique anglaise de cette période qui ressemble beaucoup à Didon est le « Masque pour le Divertissement du Roi » Venus and Adonis de John Blow, présenté devant Charles II probablement vers le début de 1683. Les deux œuvres partagent les même thèmes (l’amour tragique, la chasse), avec la même structure (un prologue et trois actes), le recours à des arioso déclamatoires, beaucoup de danse, et un dernier air tragique avec chœur final en deuil. Blow était l’un des professeurs de Purcell à la Chapelle Royale, et était resté un proche ami et collègue : chaque compositeur faisait souvent référence aux œuvres de l’autre, et ils échangeaient et imitaient les mélodies, harmonies, textures, formes, sujets et découvertes musicales. Si aujourd’hui Purcell est de loin le plus connu, la relation artistique entre l’ancien maître et son élève semble être un lien d’égal à égal, du moins jusqu’en 1690, où Purcell a atteint son apogée. L’on a récemment découvert que quand Venus and Adonis a été « présenté devant le Roi », il a été donné « ensuite dans l’école de M. Josiah Priest à Chelsey », en 1684. Serait-il possible que Dido and Aeneas ait suivi le même modèle – créé pour la Cour, et repris pour l’école ?
Cela se justifierait par le fait que la plupart des échanges artistiques entre Blow and Purcell ont eu lieu presque tout de suite – à tel point qu’il est parfois difficile de savoir qui a inspiré l’autre. Il semble peu probable que Purcell se réfère à une œuvre que Blow avait composée six années auparavant, car pendant ce temps ils avaient chacun développé leur style. Et il faut dire aussi que la musique n’est guère adaptée à une interprétation par des écolières, à cause de ses récitatifs déclamatoires. Les jeunes chanteurs sont généralement plus à l’aise avec des mélodies simples.
Aucun document n’atteste que Didon fut présenté à la Cour. Mais en 1683, le roi a fait transformer en théâtre une salle dans la Tour Blanche au Château de Windsor – où la cour avait l’habitude de passer l’été. Il ne reste plus de traces des divertissements présentés à Windsor, et nous pouvons être presque certains que si Didon fut présentée devant le Roi, c’était probablement à Windsor. La dernière date possible est donc l’été 1684, car Charles est décédé en février de l’année suivante. Il est intéressant de voir que Didon contient des échos d’autres œuvres musicales que Purcell composait au début des années 1680. Les auditeurs peuvent en juger pour eux-mêmes dans le duo que j’ai ajouté à la fin du deuxième acte pour un texte (“Then since our Charmes”) pour lequel aucune musique ne reste à ce jour, adapté de deux Court Odes de 1681 et 1682. Sa similarité avec l’air de la fin tragique d’Actée, joué cinq minutes avant, est troublante.
Il est également possible que Didon fut prévu pour l’été 1685, mais que la mort de Charles l’ait empêché. Dans ce cas il aurait été écarté définitivement, car il était impensable de présenter à son successeur, le très catholique James II, une histoire dans laquelle le héros est persuadé par un faux dieu représenté par des sorcières (qui, comme nous l’avons vu dans mon dernier chapitre, étaient inextricablement liées aux catholiques aux yeux du public) d’abandonner sa Reine et son pays. En revanche, après la mort de James, l’œuvre pouvait être reprise dans le cadre plus ou moins amateur de l’école, peut-être pour rappeler aux directeurs des théâtres londoniens le talent de Purcell pour la musique dramatique.
Que ce rappel fut réussi se voit dans la succession des chefs-d’œuvre de Purcell composés pour le théâtre dans les années suivantes – Dioclesian (1690), King Arthur (1691), et The Fairy Queen (1692) pour n’en citer que trois. Selon la nomenclature de l’époque, c’étaient des « opéras dramatiques », ou selon Dryden: « un conte ou une Fiction poétiques, interprétés par la Musique Vocale et Instrumentale, ornés de Scènes, de Machines et de Danses » et des dialogues parlés. On ne peut pas appeler Didon et Énée « un opéra » selon cette définition car tout le texte est mis en musique.
Qu’est-ce donc ? Et pourquoi ne fut-il jamais donné sur la scène anglaise, sauf en tant qu’interludes dans une autre pièce ? Et pourquoi manque-t-il des morceaux ? Autant de questions qui trouveront réponse dans mon prochain (et dernier) épisode.
G O’R
Lire le Chapitre 3 : Héros, Héroïnes et Sorcières