Le livret écrit par Nahum Tate pour le Didon et Énée de Purcell commence en plein milieu de l’histoire, alors que Didon s’interroge : doit-elle céder à un nouvel amour, trahissant ainsi la mémoire de son mari assassiné, ou résister et effectivement mourir sur le plan affectif ? Et quelles seront les conséquences pour le pays sur lequel elle règne dans l’un ou l’autre cas ? Dans son premier échange avec sa « confidente » Belinda, elle se lamente de ne pouvoir avouer à qui que ce soit son attirance pour ce héros resplendissant qui est arrivé sans invitation dans son royaume. Mais il s’agit évidemment d’un secret de Polichinelle. En fait, selon ma vision de l’histoire, Énée a travaillé en coulisse pour inciter Belinda et les autres courtisans à convaincre Didon de la possibilité d’une situation dans laquelle tout le monde sera gagnant : elle aura l’amant qu’elle désire, et le royaume un guerrier pour le défendre. Quand Belinda lui dit clairement que « notre hôte troyen s’est imposé à vos douces pensées » (“the Trojan guest into your tender thoughts has prest”) Didon n’essaie même pas de le nier, mais en parle avec éloquence. Manifestement, ils formeront bientôt un couple.
Énée, cependant, a sa propre idée en tête, car son débat entre l’Amour et l’Honneur est déjà tranché. Un délicieux moment de badinage avec la plus belle veuve d’Afrique du Nord, oui, une relation durable, non. Il a d’autres projets, et sa visite à Carthage n’est qu’une petite aventure de plus pour passer le temps. Il reste encore six tomes de l’Énéide à alimenter.
Entrent donc les sorcières. Dans mon dernier article nous avons vu que, du moins en Angleterre, elles jouent un rôle de plus en plus important dans l’histoire de Didon au XVIIe siècle. Cela peut s’expliquer par le besoin de trouver une nouvelle forme de Deus ex machina pour remplacer l’influence des dieux romains, qui jouent un rôle si important dans l’œuvre de Virgile. Mais c’est certainement aussi lié à leur immense popularité sur la scène anglaise au XVIIe siècle, surtout après la Restauration de Charles II (1660). Il se peut que Shakespeare fût à l’origine, comme pour tant d’autres choses. Le rôle des sorcières dans son Macbeth prenait de plus en plus d’importance à chaque reprise, sans doute encouragé par le fait que le roi James Ier en était obsédé. Après la Restauration, Macbeth fut repris en 1663, puis encore en 1673, et à chaque fois on ajoutait de la musique pour les sorcières. Selon Samuel Pepys, Macbeth fut « une des meilleures pièces pour la scène, avec diversité de danse et de musique, que j’ai jamais vue ». Dans The Lancashire Witches de Shadwell (1678) elles ont dominé toute l’histoire, avec une forte tonalité politique.
En Angleterre, sous Charles II, les querelles religieuses faisaient toujours la une en politique: anglicans contre puritains (comme pendant la guerre civile récemment terminée), puis anglicans et puritains contre catholiques, depuis Henry VIII. En 1680, l’Angleterre était anglicane, mais la dominance était fragile : Charles II s’était récemment converti au catholicisme en secret, et son successeur, son frère James II, avait épousé une princesse italienne, et ne cachait pas son catholicisme. Sur la scène anglaise on associait souvent les sorcières aux catholiques, en ce sens qu’ils étaient considérés à la fois comme disciples du diable et comme des faux dieux. N’est-il donc pas extraordinaire que, chez Purcell, ce soit une sorcière qui donne l’ordre à Énée de quitter Carthage ? Énée croit-il vraiment que c’est Mercure qui lui transmet un message des dieux ? Ou bien plutôt se laisse-t-il duper, en choisissant d’obéir car cela lui convient bien ?
Ici nous allons imaginer qu’Énée lui-même a tout manigancé. De jour il courtise Didon, mais la nuit il fait la fête avec l’assemblée de sorcières du coin (en vérité quelques jeunes hommes et femmes du quartier qui se défoulent après une dure journée de travail), se faisant passer pour leur nouveau Magicien en Chef. Et l’heure venue – une fois qu’il a réussi à séduire la Reine – il fait en sorte que l’une d’elles apparaisse pour lui ordonner de partir.
Récemment, il y a eu des représentations dans lesquelles Didon et la « Magicienne » furent interprétées par la même personne, au prétexte que les sorcières expriment le « côté sombre » de Didon. Je pense que c’est la première fois que le même artiste chante et Énée et la « Magicienne». Nous n’imposons pas ici une interprétation définitive : ce n’est qu’une façon de comprendre la motivation d’Énée, aux yeux des Anglais du XVIIe siècle. Il est également à noter que, dans toute autre pièce contenant des scènes de sorcières, leur chef était toujours un homme, et que lorsque Didon et Énée fut repris sur la scène en 1700, le rôle de la « Magicienne » était tenu par un baryton..
Mais est-ce que tout ceci a une signification particulière qui expliquerait pourquoi Purcell a choisi de composer Didon, et surtout à cette période ? Vous découvrirez tout dans mon prochain épisode la semaine prochaine.
G O’R
Lire le Chapitre 2 : Didon en Angleterre
Lire le Chapitre 4: Le quand et le pourquoi de Dido and Aeneas