Didon en Angleterre – « Dido and Aeneas » de Purcell – Chapitre 2

Dans mon dernier article, j’ai fait une brève présentation de Didon, qui elle était, si elle a vraiment existé, et ce qui a pu se passer (ou pas) à Carthage lorsque Énée est apparu (ou pas). Mais dans le contexte de Didon et Énée de Henry Purcell, cela n’a guère d’importance. L’important, c’est ce qu’elle représentait pour les spectateurs de l’œuvre de Purcell. Comme je l’ai dit précédemment, tout homme instruit susceptible d’assister à la représentation en 1689, dans une école de filles à Chelsea dirigée par Josiah Priest et sa femme, ou à toute autre représentation donnée à cette époque, devait connaître l’histoire. Ils avaient galéré avec l’Énéide de Virgile pendant d’interminables cours de latin, et même s’ils commençaient à en perdre leur latin, ils pouvaient se rattraper en lisant les traductions publiées par Robert Stapylton (1634), Sir Richard Fanshawe (1648), Sydney Godolphin et Edmund Waller (1658), Sir Robert Howard (1660) et Sir John Denham (1668). Le chef d’œuvre de John Dryden sera publié en 1697 mais circulait probablement déjà parmi les savants de l’époque classique, dont un certain Nahum Tate, auteur du libretto mis en musique par Purcell.

Mais Virgile n’était pas la seule source de l’histoire de Didon en Angleterre aux XVIe et XVIIe siècles. Pétrarque et Boccace, ainsi que de nombreux écrivains parmi les premiers Chrétiens, s’étaient concentrés sur d’autres aspects de son histoire, qui la montraient chaste et vertueuse. Énée ne figure pas dans leurs versions. Didon est importunée par le Roi Hiarbas, qui lui a vendu le terrain pour construire Carthage, dans une transaction immobilière plus que louche, et qui surveille la cité grandissante avec inquiétude et jalousie. Plutôt que de lui céder, Didon se tue, par fidélité au vœu de chasteté envers son mari assassiné Sychée. Elle suit le modèle de la vertueuse Lucrèce plutôt que de la pécheresse Phèdre.

Pendant les 40 dernières années du XVIe siècle en Angleterre, on comparait souvent Didon à la Reine Elizabeth I. D’abord, elles partageaient le même prénom, Eliza, une autre forme d’Elyssa. Puis elles étaient toutes deux souveraines dans leur pays, un concept inédit à l’époque. Dans le contexte d’un éventuel mariage, les nobles de l’Angleterre élisabéthaine étaient tiraillés entre les craintes que la reine ne prenne jamais d’époux, et donc ne laisse pas d’héritier, et les craintes qu’elle en prenne bien un – mais qui ? Un sujet ? Un catholique d’un pays étranger ? – quelle horreur ! Etait-ce la Didon de Pétrarque, qui a résisté à la tentation pour le bien de l’état, ou bien la Didon de Virgile, qui a cédé à ses désirs, et a donc affaibli l’état ? Aucune des deux possibilités ne donnaient satisfaction : forcément, car le monarque était une femme ! La situation fut aggravée par le lien de parenté supposé entre Elizabeth et Énée, basé sur la légende que l’Angleterre avait été fondée par Brutus, le petit fils d’Énée (cf. ci dessous).

En tout cas, dans toute œuvre d’art ou de littérature sur Elizabeth qui comporte une référence explicite à Didon, celle-ci est utilisée parfois comme modèle, parfois plutôt comme avertissement. Si l’on cherche une preuve que Didon pourrait représenter beaucoup de différentes morales, on peut regarder la pièce de Christopher Marlowe et Thomas Nashe Dido, Queen of Carthage (Didon, Reine de Carthage), écrite probablement vers 1590. Cette version montre une Didon taquine et un Énée jeune, malléable et gêné qui suit l’exemple érotique d’une Didon passionnée, puis l’abandonne penaud quand Mercure lui ordonne de le faire. Quand l’on pense que cette pièce fut présentée à la Cour devant la Reine, jouée uniquement par des garçons, on peut se faire une petite idée des nombreux niveaux de sens cachés dans un texte pareil.

A l’époque de Purcell, on ne prenait pas forcément au sérieux les textes classiques. En parallèle à toutes les versions listées ci-dessus, il y avait les “parodies”, où les histoires, bien que très proches des versions originales, furent vulgarisées en vers de mirliton, avec de l’humour grivois, presque pornographique, digne des bancs d’école. Ces pièces jouissaient d’une immense popularité et une des plus souvent éditées fut la version par Charles Cotton de l’histoire de Didon, publiée pour la première fois en 1665, puis rééditée en 1667, 1670, 1672, 1678, 1682, etc. (Il les appelait ses Scarronides, d’après Paul Scarron qui a écrit le Virgile travesti, un clin d’œil très coquin, vers 1650). Cotton ne mâche pas ses mots : Virgile est un menteur, ces événements n’ont pas pu avoir lieu, Énée est un lâche sans foi et Didon innocente. Cotton aussi ajoute la notion de sorcellerie dans l’histoire quand Didon, telle Armida, veut user des sortilèges pour empêcher le départ d’Énée.

Ce qui nous amène tout naturellement au librettiste de Purcell pour Didon et Énée, Nahum Tate.  Le texte que Purcell a mis en musique n’était pas la première version de Tate, car en 1678 il a publié une pièce intitulée Brutus of Alba : or The Enchanted Lovers (Brutus d’Albe, ou Les Amoureux Enchantés. Ici l’histoire de Didon et Énée est transférée à Syracuse, où Didon est Reine et Énée métamorphosé en son petit fils Brutus, dont la mission est de fonder le royaume de Grande Bretagne – une invention de l’histoire d’Angleterre datant du XIIe siècle environ. La pièce est remarquable surtout pour l’importance du rôle des sorcières, suivant la mode de l’époque. Et Tate a pris la peine de partager les torts dans l’ultime tragédie entre les deux protagonistes. Pendant la Restauration on adorait un bon débat entre l’Amour et l’Honneur.

Mon prochain épisode en dira plus…

G O’R

Lire la suite, Chapitre 3 : Héros, Héroïnes et Sorcières

Lire le Chapitre 1 : Qui était Didon ?

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